THE INTEMPESTIV ART OF MOUMEN B.


Moumen Bouchala’s works composed a real universe from videos down to writing which seems to be always melancholic. Nevertheless this nostalgic feeling is balanced with a strong hope. The hope of a free and fair world for humanity and a hope of a State which could be not controlled anymore by religious or ideological beliefs.
That is to say that Nietzsche should be convene here as this creation is strongly « intempestiv ». When Moumen is angry it proofs that he is still vivid and able to fight. Better to fold a white sheet of paper than to cover it by lines inspired by a dictatorship.




L' ART INTEMPESTIF DE MOUMEN B.


Les travaux de Moumen Bouchala qu'il s'agisse de peintures, de vidéos, d'installations, de performances ou de fictions écrites, composent un vaste ensemble doux-amer d'où surnage pourtant une tendre et très belle mélancolie, peut être la permanence d'un fol espoir. Celui là même qui pourrait nous permettre de croire encore en l'homme et à la possibilité d'un Etat qui n'opprimerait pas, d'un amour qui ne serait pas contrôlé par le religieux.

Ce que ce jeune artiste a très tôt compris de ses montagnes Berbères d'Algérie c'est que le malheur des peuples soumis à l'iniquité se lit tout autant à l'échelon collectif que dans la douleur individuelle. La société militaro-policière, comme sa forme occidentale et policée du Contrôle, rend malade, impuissant, ou enragé. Chez Moumen l'art dit toujours que l'état de dictature n'est jamais un universel abstrait, mais qu'il s'incarne, à proprement parler, dans la destinée personnelle voire intime des individus. Écrasés jusque dans nos rêves, semblent crier ces oreillers qu'un rouleau compresseur aussi systématique qu' indifférent a souillé de son implacable cylindre.

Maladie de la Mère, Mère patrie ou biologique, qui nous empêche de reposer dans une origine ou un foyer apaisant mais qui, au contraire, nous réclame une vigilance de tous les instants. Baisser la garde serait, en effet, s'exposer aux Furies de cette Méduse qui ne nous prend jamais dans les bras que pour mieux nous étouffer.

Toutefois, il s'agirait aussi de refuser la culpabilisation qui s'insinue dans nos âmes alors même que l'on se croit sauvé par l'amour et il faudrait avoir le courage de mener cette lutte insensée du héros de la vidéo qui préfère lancer la pomme à la tête du "Très Haut" plutôt que de bêtement la croquer et passer le restant de sa vie à s'interroger sur la légitimité de sa faim.

Ainsi va l'oeuvre de ce créateur kabyle qui n'a rien oublié de Jugurtha. Mieux vaut mener noblement un combat perdu d'avance et s'écrouler debout, que de survivre lâchement ployé sous l'injure quotidienne. Aussi de la France retiendra-t-il surtout les combats d'un Camus ou d'un Sartre, qui tout en constatant l'absurde du monde nous obligent néanmoins à avoir les mains sales. Rien d'étonnant alors que parfois, la nausée saisisse le personnage qui ne peut réprimer un renvoi, comme l'ultime reflux organique d'un environnement qu'il se refuse à considérer comme son milieu inéluctable et assigné. En somme, le sfumato contemporain, qu'il soit celui des lieux institutionnels de présentation de l'art-marché ou l'horizon visible des images, intoxique celui qui le respire sans précaution.

Mais précisément l'air du large (peut être celui des côtes escarpées et solaires, si rimbaldiennes, de son enfance) berce aussi d'une toute autre mélopée l'oeuvre si forte que nous offre en partage MB.

Car il faudrait oser dire que la maladie, le malaise et la souffrance, sont finalement bons signes, ils disent dans leurs convulsions et leurs râles que l'on ressent encore comme insupportable l'oppression, que l'on ne se résout pas à l'absence d'horizon. Malheur à ceux qui ne ressentent plus de douleurs ni d'agression et qui coulent des jours paisibles sous le terrible joug, ils sont condamnés, au fin fond de leur caverne, à pousser des caddies dans l'univers concentrationnaire que décrivait Tocqueville dans la fin de sa "Démocratie en Amérique". Trop heureux d'être asservis d'un pouvoir qui se charge de leur bonheur matériel au mépris de tous les autres. D'un pouvoir qui joue et se joue de nous, comme un animal féroce le fait avant de dévorer sa proie, comme dans ces claques des jeux de mains adolescents où se mêlent en sang indifférencié les croissants de l'Islam, les étoiles de David et les croix des Chrétiens. Jeux de mains jeux d'esclaves, de "vilains", mais au sens médiéval du terme.

Ainsi, Nietzsche peut-il être convoqué ici dans ce qu'il appelle le caractère intempestif d'une oeuvre qui vaut vraiment ; chez Moumen, la colère signifie avant tout que l'on est encore vivant, que l'on a pas abdiqué et que l'on croit que toute feuille trop blanche doit être froissée, porter sa marque, fut-elle modeste, plutôt que d'accueillir des lignes serviles dictées de l'extérieur.

Déchirer, froisser, vomir, continuer de ramper jusqu'aux ultimes limites de ses forces, et surtout, ne rien craindre que l'immobilisme et le trou noir des acceptations. Tel semble être le fil rouge de cette oeuvre polymorphe d'une rare densité qui s'est façonnée au long de ses années d'apprentissages, de ses expositions et de ses résidences. Il n'est pas si étonnant alors, qu'ici, un vieux sage prenne davantage l'allure d'un raboteur de Caillebotte que celle d'un philosophe olympien. Mais qu'on ne s'y trompe pas, se traîner ainsi jusqu'aux derniers instants est la marque des grands fauves. Des grands fauves et des héros grecs plus dionysiaques qu'apolliniens : Achille au talon percé marche encore vers son combat avant d'expirer.

Il importe donc, dans un univers trop aseptisé, d'oser souiller l'immaculé "white cube" d'images de révolte et d'agonie, de ne pas se distraire d'un monde où pétrole et misère cheminent singulièrement ensemble, et où l'on se prosterne sans vergogne devant des rois morts qui pourtant tuent encore. Moumen Bouchala dans son intempestif usage de l'art, tempête et invente des rivages qu'il éclabousse d'une écume de colère et ce gros temps nous laissent tour à tour affligés du grain ou épuisés comme après une traversée tumultueuse, mais à jamais certains d'être toujours vivants.

Et Zarathoustra peut préférer alors descendre, tranquille et fier, des montagnes berbères plutôt que de Haute Engadine et choisir de nous rappeler que généalogiquement homme libre se dit "Amazigh"...

Laurent Devèze
2015




_ _ _




Scène d’un naufrage


"Scène d'un naufrage" ou "Europa" décline un détail emblématique du "Radeau de la Méduse", œuvre monumentale que Géricault présenta au salon de 1819, et qui relate le naufrage d'une frégate de la marine royale qui s'échoua en 1816 sur un banc de sable au large des côtes du Sénégal. Un radeau de fortune fut construit, 150 soldats s'y entassèrent, dont moins d'une dizaine survécurent. Géricault met en scène le faux espoir qui précéda le sauvetage des naufragés : le bateau parti à leur secours apparaît à l’horizon mais s’éloigne sans les voir. Le détail choisi par Moumen Bouchala est précisément le mouvement formé par le tissu que l'homme noir, en figure de proue du Radeau, brandit et agite vers L’Argus, le bateau venu les secourir.

Non loin des rives de ce radeau à la dérive, où des hommes s'entre-tuèrent jusqu'au cannibalisme pour survivre, c'est un voile semblable qui se fige, dans une déclinaison proche par la force et la symbolique : une vision synthétique de l'existence humaine abandonnée à elle-même. L'œuvre de Moumen Bouchala ne se prononce pas entre ampleur et intensité, entre horizontalité et verticalité ; elle "réunit" en ouvrant de nouveau la question éminemment politique de cet éternel présent-jeté-vers-l'avenir : le désespoir et l'espoir, l'altérité et les possibilités de son hospitalité.

Les visages, par trop nombreux peut-être, sont aujourd'hui absents de la figure travaillée par l'artiste.

Les corps ? Ils sont mis à sac, sur un sol dur et lisse étendu à perte de vue, dans une déconstruction géographique improbable où nulle identité ne subsiste.

Suspendu, il l'est, cet objet d'art ; quand deux espace-temps se retrouvent conjugués à l'imparfait du désespoir, représentation typifiée qui ouvre allusivement sur d'autres vastitudes philosophiques ou politiques.

Car Moumen Bouchala a cet art de la figure, le tracé d'une destinée entre les choses et les dieux, où se dessine sans dédain la conjonction d'une part de mythe et d'histoire, d'un socle de rêve et sa matérialisation dans le possible. C'est son espoir à lui, son "devant-là," son avenir qui toujours se soustrait pour mieux se repenser peut-être.

Théodore Géricault avait d'abord prévu d'intituler "Scène d'un naufrage" cette œuvre devenue célèbre. Considérée comme trop contestataire, cette première appellation du "Radeau de la Méduse" dû subir la censure.

L'"Europa" de Moumen Bouchala, autre "scène d'un naufrage" tout aussi politique, suspend pour notre ressouvenir précis et confus à la fois la question de l'accueil de l'autre, mais aussi de la liberté et de la domination des États sur les hommes; la question de l'espoir placé dans les États que se sont constitués des hommes et des femmes eux-mêmes, et du dialogue qu'ils se sont permis d'imaginer puis de fonder entre les États et eux-mêmes, dans leur humanité désirante. C'est ainsi toute une histoire du monde qui est ramassée dans ces sacs éventrés et souffrants au-dessus desquels planent les voiles blancs et froissés d'une utopie jamais réalisée. Quand les migrants actuels, dominés par les décisions plus ou moins arbitraires des États, deviennent les demandeurs d’un asile obsolète, nous sommes avec cette Europe de la "crise migratoire" dans une abominable contradiction désespérante entre missions régaliennes et multitudes individuelles souffrantes. Le cannibalisme est-il dans notre modernité post-lumières ? Cette modernité qui accoucha d'idéaux (que l'on observe peu à peu s'évanouir) ne se perd-elle pas sous le joug vigilant de la loi de l'asservissement et de la "volonté de vouloir", plutôt que d'être ?

Telle l’aventure poétique, l'œuvre est en-avant de l'action, elle ouvre le chemin dans sa prosodie. Elle est un chant pour traverser le Léthé, au moment même où tout semble perdu et sans espoir. De même, la remémoration des configurations décisives de notre passé n’est point nostalgie vaine, mais charnière nécessaire de toute reconquête de sens ; tout comme le Radeau de Géricault, œuvre moderne, œuvre d’actualité, qui ouvrit au manifeste libéral, "Europa " sonne aujourd'hui comme une mise en demeure de vaincre notre paresse et notre ignorance. Chant-passerelle vers une élévation salvatrice, oui, le fol espoir du velours immaculé doit être résolu dans une véritable refondation inventive, et c'est là une lecture "ouverte" que nous faisons du puissant travail de Moumen Bouchala."

Aurelie Ferrand
2015




La proposition de Moumen Bouchala touche à notre mémoire de l’œuvre d’art. En reprenant un motif de l’œuvre de Théodore Géricault, Le radeau de la Méduse, en donnant corps au foulard d’un des rescapés du naufrage, Bouchala fait de nous les nouveaux acteurs de la scène représentée par le peintre. »

Anthony Lenoir, pour l’exposition « Arrière-plan ». 2016




En suspension au centre de la nef, à portée de main, la première œuvre qui nous faisait face était une sculpture de plâtre, créée par Moumen Bouchala, et qui reproduit le foulard agité par l’un des rescapés du Radeau de la Méduse, de Théodore Géricault, en direction d’un navire salvateur. Si tout un chacun avait la possibilité de se saisir de l’objet signalant la détresse, son créateur tient à rappeler que toute vie peut s’interpréter comme une dérive, peut se conclure sur un naufrage et reste dépendante de celles d’autrui. »

Nicolas Mensch, pour l’expositions « Éclat ». 2017




_ _ _




Le Vomi


Parfois le spectacle du luxe dans son tapage ou sa disproportion donne la nausée, il ne reste plus qu’à assumer cet atroce paradoxe : devant les très bien nourris, c’est souvent le malnutri qui a envie de vomir. La vidéo (Le Vomi) de ce jeune artiste Berbère doit plus à Sartre ou à Camus qu’aux références cinématographiques classiques. Et si la révolte était par définition l’indispensable expression de l’existentiel.

Laurent Devèze, pour l’exposition « Du Luxe ? ». 2015




_ _ _




Massage


Et si Moumen Bouchala nous appelait rien moins qu’à un « printemps des peuples » ? Dans un monde où la liberté politique et religieuse semble plus que jamais, hélas, hors saison, les vidéos projetées depuis nos « veilleurs » évoquent tout à la fois l’asservissement mais aussi les tentatives de libérations humaines, depuis la fuite ou l’obsession jusqu’au face à face avec l’oppresseur qu’il soit Dieu ou système d’Etat.
Lecteur attentif de Camus et de son « homme révolté » ce jeune artiste brillamment diplômé de notre école (ISBA) sait également tout ce qu’il doit à l’analyse de son compatriotes du rocher de Sisyphe.

Laurent Devèze, pour l’exposition « Les Id(é)es de Mars. Nocturne au Frac ». 2017




_ _ _




Les Karamazov


Sortir du cadre religieux : Moumen Bouchala, dans Les Karamazov « rejette » les pommes (au propre et au figuré) vers le ciel, mettant fin, symboliquement, aux interdits de la connaissance et à l’acceptation d’une punition millénaire. Une inversion, plus qu’une sortie. »

Barbara Polla, pour l’exposition « Sortir du cadre – Out of frame ». 2016




Rien dans l’œuvre de ce jeune artiste ne trahit a priori quelque réflexion magicienne ou chamanique. Pourtant cette curieuse installation vidéo présente un geste hérétique presque sorcier. Dans un refus du pêché originel, L’Adam de Moumen jette dans un ciel désespérément vide des pommes qui retombent lourdement émettant un bruit sourd. Et si l’on peut dire comme en une circonstance aggravante, il commet son défi sacrilège dans un lieu chargé de cette ambition architecturale des Lumières qu’est la saline royale d’Arc-et-Senans.
Sa résidence dans cet endroit unique qui tient de l’usine et du panopticon cher à Foucault, prend tout son sens dans cet élan d’une raison qui ne veut plus se sentir condamnée par avance par une fois mortifère.

Les idées du jeune artiste berbère relèvent alors de rituels de purification, de ces jeux de corps extrêmes sans lesquels on ne s’échappe pas de la croyance et qui doivent nous permettre de rebâtir un sujet neuf et libre capable d’apprendre.

Jeux de mains qui se frappent dans la nudité des pèlerins de la raison, pomme jetée à la face de celui qui condamne originellement, transe du vieillard, qui rampant, marque aussi de son ADN tout son territoire, faisant alors plus que d’y passer seulement : autant de vidéos dont la force nous rappelle que la découverte de certains œuvres, comme la pratique de certains gestes, peuvent nous changer à jamais.

Chamanisme oblige, l’œuvre est toujours à l’œuvre en quelque sorte.

Laurent Devèze, pour l’exposition « L’artiste est-il un chamane ? ». 2016




_ _ _




Les Jumelles


La vie et la mort sont deux sœurs jumelles.
Dans la vidéo Les jumelles, qu’il a réalisée en 2016, Bouchala recherche l’espace qu’il décèle entre la vie et la mort, celui qui permet à la poésie et la création d’émerger. Cet espace – ce théâtre – il nous le donne à voir tel une poésie silencieuse sous la forme d’une danse macabre, « sous un soleil chaud et sur une pierre froide, entre la promesse d’un éternel soleil et l’impossibilité de fuir la condamnation d’une pierre de marbre… »

Barbara Polla, pour l’exposition « Dance with me video ». 2017




La vidéo de Moumen Bouchala nous rappelle en ces temps de mémoires institutionnelles que la vie doit toujours danser sur la mort. La revanche Nietzschéenne du vif sur le morbide ou le cadavre, voilà le moto de ce créateur berbère qui sait plus qu'un autre sans doute que les morts d'hier peuvent aider au courage des combattants d'aujourd'hui.

Laurent Devèze, pour l'exposition " femmes et hommes carrefours. Tous les printemps du monde #2 ". 2018




_ _ _




Ocean

LE BOURREAU DES CHOEURS


Hérodote, père de l’histoire moderne relate dans ses écrits un épisode fameux de la légende perse.
Xerxès ayant vainement tenté de franchir l’Hellespont (l’actuel Bosphore), en route pour l’invasion de la Grèce, fut brusquement stoppé par une tempête interminable qui le contraignit à rebrousser chemin.
Furieux, le grand roi dit-on fit ordonner que l’on marque aux fers rouges la mer après qu’on l’eut fouettée.

Cette anecdote dit surtout beaucoup de l’arrogance grecque qui trouve à répéter cet « événement » à travers moult occurrences afin d’enfoncer le clou : le barbare, ce balbutiant, se comporte bien en enfant, c'est-à-dire en être sans parole, comprenez sans logos, et donc sans esprit ni discernement ; incapable de différencier la chose inerte de l’être animé de volonté propre.
Comme le bébé tape la table à laquelle il se cogne, Xerxès fait fouetter la mer qui reste évidemment impassible au milieu de ses embruns et de son tumulte.
Mais il y a plus encore dans cette légende que les Grecs aiment à commenter pour disqualifier leurs ennemis forcément insensés puisque ne reconnaissant pas la supériorité d’Athènes, mère des sagesses : le roi des Perses se fait impie.
Son geste est en, effet, également sacrilège et c’est en fou qu’il défie ainsi les Dieux. Et parmi ceux-ci, Poséidon, l’un des plus terribles.
Ulysse le rusé, lui, prenait garde de ne pas humilier le dieu des grands fonds et se dissimulait attaquant ses enfants cyclopes sous le nom de « Personne ».
Xerxès, lui, affronte le Dieu à visage découvert et la légende basculerait alors.
De ridicule, le roi se ferait Titan, demi-dieu capable d’affronter un des membres de l’Olympe.
Et le barbare se ferait héros.


La vidéo de Moumen Bouchala n’est pas sans assumer cette double lecture d’un fou frappant la mer dans un geste aussi dérisoire qu’inutile mais aussi fascinant dans son étrangeté et héroïque dans son acte pur, foncièrement inutile.
Châtierait-il l’océan des noyades migrantes, de la limite qu’il représente quand on rêve de l’autre rive ou quand on est en exil ? Se bat il contre la montée des eaux ou punirait-il son origine, puisque la vie toute entière viendrait des profondeurs de la mer ?
L’épuisement du fouetteur devant la force indifférente du ressac a quelque chose du Sisyphe cher à Albert Camus c’est une tâche impossible qu’on moque à plaisir mais c’est dans la constance de la réitération d’un échec qui ne se décourage pas que l’on saisit l’absurde grandeur de l’Homme.
Condamné sa vie durant à fouetter les océans jusqu’à l’épuisement final qui a au moins le mérite de ces ultimes combattants qui ne se résolvent jamais à se rendre.
Le travail de Moumen est hanté par cette figure de l’entêtement de celui qui cherche à vaincre l’impossible qu’il s’agisse de pommes à l’assaut du ciel ou d’un vieillard tournoyant. Ces vidéos sont comme des allégories de l’artiste qui sans cesse tente et retente de s’approcher au plus près de son rêve de vérité et ne cesse de reprendre le chemin depuis son commencement mais cet ineffable qui cherche tout de même malgré tout à se dire a la noblesse de ce « je ne sais quoi » ou de ce « presque rien » qu’analysait Jankélévitch ou celle que l’on trouve chez le vieux Plotin lorsqu’il affirmait dans ses Ennéades que l’approximation est la seule véritable voie de la rigueur.

Laurent Devèze
2018




_ _ _




Windows


Il ne faut jamais croire sur parole les annonciateurs de liberté, qui sont souvent, pour peu qu’on ose les sortir des cités pour les installer en forêt, des geôliers implacables. La représentation d’un logo bien connu dans la technique même de la fabrication des fenêtres de prison en dit assez sur ce rôle essentiel de décalage que l’écart vers les bois permet à nos consciences malheureuses.

Laurent Devèze, pour l’exposition « Back to the trees #6 ». 2019


Moumen Bouchala remet en question la liberté présupposée de l’informatique avec une fenêtre (Windows) qui aborde, évidemment, les notions de transparence, de surveillance, sans être détachées de l’idée d’ouverture et du point de vue.

Barbara Polla, pour l’exposition « libres ». 2019


L'enfermement est ainsi vu par le prisme de l'oeuvre "Windows" de Moumen Bouchala, qui met en relation le célèbre logiciel de Microsoft et la lucarne de prison, posant la question de la liberté de l'informatique.

Massimo Greco, pour l’exposition « libres », "LA REGION" Le journal du Nord vaudois. 2020


«Windows» de Moumen Bouchala dénonce des "Big Brothers" à la fois réels, mais toujours invisibles et du coup un peu fantasmés. Ses fenêtres ne s'ouvrent sur aucun air du large.

Etienne Dumont, pour l’exposition « libres », "Bilan". 2020




_ _ _




Tignaw


TIGNAW 
(Les cieux de Moumen Bouchala)


« Lorsque les lattes disjointes de la passerelle où chemine l'humanité s'entrouvrent sur le vide sans fond, la plupart des hommes ne voient rien, mais certains autres voient le rien. Ceux-ci regardent sans trembler à leurs pieds et chantent gaiement que le roi est nu.»
(Le vent Paraclet in la dimension mythologique, Michel Tournier)




L'installation de Moumen Bouchala convoque tout à la fois deux références qui peuvent apparaître bien éloignées l'une de l'autre voire même contradictoires.
D'une part celle de l'univers des chantiers qui constituent le spectacle ordinaire de nos rues au point d'en devenir quasi invisibles. D'autre part celui de la mythologie gréco-romaine et de cette phorie chère au Michel Tournier du Vent Paraclet.1

- Au commencement était le chantier.

Genèse mise à part, des pyramides égyptiennes aux temples romains, les récits et les images abondent de ces étaies ces poulies et autres échafaudages nécessaires à leur édification comme ils évoquent la foule d'esclaves ou de manouvriers, fourmis qui s'agitent ou s'ordonnent en longues colonnes d'efforts et de souffrance pour que le grand monument s'érige.
Or précisément notre monde lui aussi a sans cesse besoin de galeries suspendues et éphémères de ces poteaux de soutien pour édifier banques et immeubles de rapport centres commerciaux ou fastfood.
Un sentiment perdure celui de la présence de l'effort démultiplié de ces hommes à édifier ces outils provisoires pour que le pouvoir se construise par ses monuments interposés. Nul château ni édification sacrée ici nos pharaons font dans le réitérable voire même la pacotille. Que reste-t-il en effet, des friches industrielles sinon des structures à l'abandon qu'il nous faut réinvestir (le terme est cocasse) pour les sauver d'une lente et pitoyable agonie rouillée ? Et que dire de ces nouvelles friches commerciales qui polluent le paysage et qu'aucune reconversion ne semble venir à bout2 ?
La question de l'artiste fait sens ici : et si tout ça, toutes ces femmes et tous ces hommes, tous ces poteaux de soutènement n'étaient là que pour soutenir du vent, celui de l'apparence et du faux semblant ?
Imposture d'un chantier sans Parthénon mais avec esclavage et outils, béton et tours de forces, pour ne soutenir en définitive qu'une illusion.
Dans une sorte de version BTP du roi est nu l'espiègle petit tailleur Moumen nous montre la nudité réelle celle d'un dominateur qui se croit architecte ou urbaniste alors que depuis longtemps déjà il n'édifie plus rien de solide.
Toutes ces heures de travail, tous ces sacs de ciments charriés avec peine et sous tous les temps par des êtres plus habitués au soleil des Noces de Tipaza qu'aux rigueurs de l'hiver, toutes ces réunions de chantiers et ces efforts pour concevoir et soutenir d'énormes dalles, tout cela pour qu'un obscur et anonyme fonds de pension décide très loin et souverain de l'abandon de l'usine, ou du projet immobilier. Les crises ont montré à l'Europe comment celles-ci pouvaient s'incarner dans ces curieuses constructions avortées qui ponctuent les paysages de pays appauvris de pauvres maisons individuelles dont le sous-sol laisse entrevoir ce qu'aurait pu être un premier étage par filetages dépourvu de matière interposés. Fils de fers aussi absurdes que vermoulus dressant vers un ciel vide leurs index vaguement accusateurs.
Les robustes de Moumen évoquent ainsi sans mal ces mobilisations inouïes de corps et de matériaux, ces volontés péremptoires de bâtir plus grand, plus haut, qu'un monde au système de valeurs sans âme ni mémoire renvoie souvent, et sans le moindre scrupule, au vent du vide. Vent nu et glacé qui courent entre des poteaux devenus brutalement inutiles. L'artiste, ici, se situe là bien au-delà du "readymade" il bâtit, lui, un discours qui nous force à considérer ce vide immense qui constitue nos organisations tutélaires.
Elles et ils se disent tout puissants mais l'Histoire, si souvent sévère, ne retiendra sans doute  d'eux que leur inconstante et leur extrême fragilité. Si l'on osait la métonymie l'Histoire comme ces étaies de chantier ne retiendra... rien. Rien que ces poteaux justement, totems de  cet immense gâchis d'efforts et de travail ; des rêves de ziggourats et de palais ne restera aucun mur mais seulement le souvenir des chantiers.

- Des cieux si lourds.

Robustus signifiait également une race de chêne chez les Romains et nous savons que l'arbre était essentiellement lié pour eux à une vocation de trait d'union entre les vivants et les morts et entre les humains et le ciel.
La Fontaine dans la célèbre fable reprendra l'évocation de cette double nature de l’arbre, cœur des rituels des bois sacrés ; aussi, les piliers de Moumen Bouchala s'ils nous rappellent les disparus, les effacés, celles et ceux qui ont bâti nos villes et nos "palais" d'aujourd'hui, ils nous amènent également à relever la tête les yeux tournés vers le ciel.
S'agit-il de cet espace sidéral et déserté cher à Nietzsche ? Ou, au contraire, de ce poids des traditions religieuses contre lesquelles les toujours trop faibles étaies des artistes tentent de nous protéger ?
Les réalisations de ce créateur berbère, et ce qualificatif ici est à prendre comme synonyme de combattant, sont traversées de cette question des interdits et des dictats des croyances, de ce poids de ces vides sans réalité matérielle mais qui peuvent cependant égarer les peuples. Une de ses premières œuvres montrait des jeunes gens jetés dans une guerre aussi violente que dérisoire qui se claquaient les mains marquées des symboles des grands monothéismes. Religions-ogres qui se nourrissent des combats de chair fraîche que n'aurait pas désavoué le Tiffauges du Roi des Aulnes.3
La phorie, cette fonction symbolique attribuée aux grandes figures des géants ou des prophètes aux porteurs de lance (le célèbre doryphore) ou des Dieux (Christophe porteur du Christ) n’a de cesse de nous questionner : qu'est ce qui fait tenir ce monde ? Qu'est ce qui fait qu'on ne succombe pas écrasés sous son poids de turpitudes ? 
Là encore quittant les chantiers pour les temples sacrés (mais est-ce si éloigné ?) l'œuvre se déploie en réaffirmant le rôle de l'artiste comme d'un soutien face à toutes les fissures et tous les éboulements possibles pour que notre chemin se poursuive vaille que vaille sans ensevelissement ni coups de grisous.
Moumen Bouchala défend un art qui nous soutient dans notre cheminement vers la liberté ou la lumière qui nous permet de ne plus regarder craintivement le ciel guettant les possibles failles qui annonceraient son effondrement mais nous accompagne dans notre volonté de regarder bien droit devant, pour continuer de vivre et d'avancer.
En somme, sa vocation de porteur rejoindrait la possibilité d'un autre substantif qui contient en son sein l'antique phoria celle de l'euphorie. La joie de se tenir soi-même, toujours debout. Berbère sans doute.

Laurent Devèze
2020


1. Michel Tournier : « le résultat de cet ajustement, c'est la phorie, perversion propre à Tiffauges et grande geste de l'ogre. Le mot vient du grec phoréo porter... » Le Vent Paraclet (Le Roi des Aulnes) p. 120. NRF Gallimard, Paris, 1977.
2. Que l'on songe par exemple à Kangbashi immense ville fantôme chinoise que l'on ne visite pas sans un profond malaise.
3. « ...Cette tradition du garçon-proie va trouver dans l'Allemagne nazie son prolongement et son épanouissement. Les napolas n'existent que pour les garçons, et pour cela pour la simple raison que la chair à canon, cela se fabrique avec de la chair de garçon, exclusivement. » Ibidem, p. 117.