Scène d'un naufrage. Plâtre sur structure métallique, dimensions variables. 2015
Scène d’un naufrage
"Scène d'un naufrage" ou "Europa" décline un détail emblématique du "Radeau de la Méduse", œuvre monumentale que Géricault présenta au salon de 1819, et qui relate le naufrage d'une frégate de la marine royale qui s'échoua en 1816 sur un banc de sable au large des côtes du Sénégal. Un radeau de fortune fut construit, 150 soldats s'y entassèrent, dont moins d'une dizaine survécurent. Géricault met en scène le faux espoir qui précéda le sauvetage des naufragés : le bateau parti à leur secours apparaît à l’horizon mais s’éloigne sans les voir. Le détail choisi par Moumen Bouchala est précisément le mouvement formé par le tissu que l'homme noir, en figure de proue du Radeau, brandit et agite vers L’Argus, le bateau venu les secourir.
Non loin des rives de ce radeau à la dérive, où des hommes s'entre-tuèrent jusqu'au cannibalisme pour survivre, c'est un voile semblable qui se fige, dans une déclinaison proche par la force et la symbolique : une vision synthétique de l'existence humaine abandonnée à elle-même. L'œuvre de Moumen Bouchala ne se prononce pas entre ampleur et intensité, entre horizontalité et verticalité ; elle "réunit" en ouvrant de nouveau la question éminemment politique de cet éternel présent-jeté-vers-l'avenir : le désespoir et l'espoir, l'altérité et les possibilités de son hospitalité.
Les visages, par trop nombreux peut-être, sont aujourd'hui absents de la figure travaillée par l'artiste.
Les corps ? Ils sont mis à sac, sur un sol dur et lisse étendu à perte de vue, dans une déconstruction géographique improbable où nulle identité ne subsiste.
Suspendu, il l'est, cet objet d'art ; quand deux espace-temps se retrouvent conjugués à l'imparfait du désespoir, représentation typifiée qui ouvre allusivement sur d'autres vastitudes philosophiques ou politiques.
Car Moumen Bouchala a cet art de la figure, le tracé d'une destinée entre les choses et les dieux, où se dessine sans dédain la conjonction d'une part de mythe et d'histoire, d'un socle de rêve et sa matérialisation dans le possible. C'est son espoir à lui, son "devant-là," son avenir qui toujours se soustrait pour mieux se repenser peut-être.
Théodore Géricault avait d'abord prévu d'intituler "Scène d'un naufrage" cette œuvre devenue célèbre. Considérée comme trop contestataire, cette première appellation du "Radeau de la Méduse" dû subir la censure.
L'"Europa" de Moumen Bouchala, autre "scène d'un naufrage" tout aussi politique, suspend pour notre ressouvenir précis et confus à la fois la question de l'accueil de l'autre, mais aussi de la liberté et de la domination des États sur les hommes; la question de l'espoir placé dans les États que se sont constitués des hommes et des femmes eux-mêmes, et du dialogue qu'ils se sont permis d'imaginer puis de fonder entre les États et eux-mêmes, dans leur humanité désirante. C'est ainsi toute une histoire du monde qui est ramassée dans ces sacs éventrés et souffrants au-dessus desquels planent les voiles blancs et froissés d'une utopie jamais réalisée. Quand les migrants actuels, dominés par les décisions plus ou moins arbitraires des États, deviennent les demandeurs d’un asile obsolète, nous sommes avec cette Europe de la "crise migratoire" dans une abominable contradiction désespérante entre missions régaliennes et multitudes individuelles souffrantes. Le cannibalisme est-il dans notre modernité post-lumières ? Cette modernité qui accoucha d'idéaux (que l'on observe peu à peu s'évanouir) ne se perd-elle pas sous le joug vigilant de la loi de l'asservissement et de la "volonté de vouloir", plutôt que d'être ?
Telle l’aventure poétique, l'œuvre est en-avant de l'action, elle ouvre le chemin dans sa prosodie. Elle est un chant pour traverser le Léthé, au moment même où tout semble perdu et sans espoir. De même, la remémoration des configurations décisives de notre passé n’est point nostalgie vaine, mais charnière nécessaire de toute reconquête de sens ; tout comme le Radeau de Géricault, œuvre moderne, œuvre d’actualité, qui ouvrit au manifeste libéral, "Europa " sonne aujourd'hui comme une mise en demeure de vaincre notre paresse et notre ignorance. Chant-passerelle vers une élévation salvatrice, oui, le fol espoir du velours immaculé doit être résolu dans une véritable refondation inventive, et c'est là une lecture "ouverte" que nous faisons du puissant travail de Moumen Bouchala."
Aurelie Ferrand
2015
Théodore Géricault. Le Radeau de La Méduse. 1818-1819
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Vue lors d'une exposition (Scène d'un naufrage, Massage)